Michael Haneke
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Michael Haneke





Il est toujours pertinent de découvrir chronologiquement une filmographie, surtout quand celle-ci est le fruit d’un réalisateur tel que Michael Haneke qui ne laisse pas indifférent (qu’on l’aime ou qu’on ne l’aime pas, hélas vaste débat sur lequel je reviendrai) et qui est cohérent tout au long de son œuvre.

D’abord, avançons un élément important : le cinéma de Michael Haneke n’est pas fait pour divertir mais pour prévenir, choquer, vous dire que ce qui est dans le film peut vous arriver. En un mot, il peut probablement déplaire. Ce qui ne veut pas pour autant dire que ses films sont mauvais, juste sous prétexte qu’ils ne vous plaisent pas.

Les thématiques que développe le réalisateur forment un ensemble cohérent tournant principalement autour des relations humaines. La violence, qu’elle soit physique ou morale, l’éducation, les rapports humains (notamment familiaux), la peur, la souffrance… Un regard froid et sans concession sur les êtres humains. Une part de vérité sur nous-mêmes, nous rappelant en permanence que le cinéma est aussi un art engagé. Bien entendu, la vérité sur notre réalité n’est jamais agréable à accepter en tant que spectateur et le public sera souvent tenté de se dérober, car il confond adroitement ce qu’il veut voir dans le film et ce qu’au final il n’y verra pas. Or, du haut de sa douzaine de films, Michael Haneke, à cause de ses thématiques et de sa froideur, sera souvent taxé dans les critiques négatives d’être distant (oui, pour certains c’est mal), d’être triste, voire (allons-y gaiement) de sadique envers ses personnages, de méprisant, d’immoral… Des accusations parfois balancées juste avec autant de mépris que celui présumé du réalisateur, notamment par le bon apôtre Durendal que je soupçonne simplement de ne pas accepter qu’on lui affiche radicalement une certaine réalité humaine et de confondre goût et objet. Jugez-en par vous-mêmes :
Vidéo de Durendal sur Amour de Michael Haneke


I/ La non-justification : reproche ou contrariété du public ?

À mon sens, les thématiques de Michael Haneke sont souvent mal interprétées. En effet, pour avoir lu un certain nombre de critiques très négatives, j’ai plus le sentiment d’être en présence de faux-fuyants que de véritables arguments. Je pense que ce sont des gens qui, comme dit plus haut, n’ont pas vu ce qu’ils voulaient voir dans ses longs-métrages et donc, plutôt que de se remettre en cause, le taxent de tous les qualificatifs possibles. L’un des trucs qui revient le plus souvent, c’est l’accusation de non-justification doublée d’immoralité (comprenez en terme d’immoralité que le « méchant » (terme hérité d’un cinéma de super-héros qui veut que le méchant soit la cible de tous les dégoûts humains et que, même s’il a raison, on va lui poutrer sa gueule pour faire plaisir) n’est pas puni. Il faut y voir une formule magique comme dans les jeux de rôles, qui, une fois lâchée, permet de tout faire sans justification : le fameux « Ta Gueule C’est Magique ». Ou encore, tendance à rapprocher de celle visant à discréditer une personnalité politique, en la traitant de fasciste sans argumenter, puisque ce mot pratique permet de jeter l’opprobre gratuitement. Nan, c’est trop facile.

C’est oublier que la violence et la peur sont des notions qui existent par elles-mêmes et qui parfois n’ont pas de justification. Ceci est fondamental pour comprendre l’œuvre du réalisateur autrichien. L’être humain n’accepte pas qu’un acte violent soit commis sans explication. Dans un fait réel ou une fiction, si on expose un acte de violence sans le justifier, c’est gênant. Donc si on propose une justification, cela rend tout de suite le fait plus acceptable, plus facile à avaler. C’est une des critiques faites à Michael Haneke, une prétendue violence gratuite. Mais son cinéma serait beaucoup moins radical s’il donnait une justification à tout, d’autant qu’il ne s’agit pas de violence gratuite, mais d’une violence autoréflexive. C’est pourtant l’un des aspects les plus forts de son cinéma, celui d’imposer l’idée que la violence est là, ici, à côté de toi, elle existe sans avoir à prouver son existence. Elle peut habiter sous ton toit ou chez tes voisins, elle peut élire domicile dans l’éducation que tu donnes à tes enfants ou en eux (transmission du mal). Il n’y a pas de justification pour tous les actes que l’on commet : un violeur n’a pas été forcément brisé dans son enfance, ou un psychopathe n’est pas non plus obligatoirement un détraqué mental. Michael Haneke ne cherche pas l’interprétation, il préfère montrer que la violence existe sans autre motivation que d’être exercée. C’est comme aimer ou ne pas aimer un film, il n’y a parfois simplement pas de raisons. De ce constat, découle un autre reproche lancé à Michael Haneke : une forme de complaisance. Comme dans Funny Games (1997) dont le scénario repose sur la simple idée que deux voisins viennent voir une petite famille en vacances sous prétexte de leur demander des œufs, avant de les massacrer par jeu dans la joie et la bonne humeur. Non seulement ils y arrivent, mais ne sont pas condamnés. Ce qui motive tous les samaritains de la Terre à déclarer ce film immoral.

Mais ce qui est surtout contrariant, c’est qu’il n’y a pas de justification. Ils ne le font pas pour l’argent, ni pour la vengeance, mais par simple goût, par jeu, cela leur plaît (voyez comme le goût est dangereux). Et pourtant, le malaise qu’exprime le film provient de cette notion. Or, si on leur donne une justification, c’est comme leur donner une raison de faire ça, ce serait les comprendre, voire les cautionner. Il est ironique de faire remarquer que ça serait comme proposer une complaisance envers leur violence… Alors même qu’on accuse le metteur en scène d’avoir justement une indulgence pour les meurtres qu’ils commettent. Et en plus on voudrait qu’il invente une raison. Le public voudrait une légitimation pour la violence des deux psychopathes et, ce faisant, deviendrait complice de ces derniers. Car tout le monde est prêt à suivre un mec dont la famille s’est fait tuer, et qui partirait en croisade pour une vengeance. Donc, on serait prêt à cautionner une mort si elle est utile et justifiée. Michael Haneke nous renvoie notre propre miroir en nous rappelant que nous sommes, malgré nos bonnes idées morales, des consommateurs de violence. Il le montre brillamment dans un moment clef du film. Il y a une scène où la mère de famille s’empare du fusil pour tuer un des deux agresseurs, ce qui valut des applaudissements de joie dans la salle de Cannes (= cautionnement). Mais la suite du conte sera tout autre. Elle consiste en un rembobinage de la scène en question pour la faire évoluer vers quelque chose de bien plus logique ; la mère ne s’emparera pas du fusil et s’en mangera une. Silence de plomb dans la salle (= désapprobation). « Nous voulions voir un meurtre, mais pas celui de la mère », mais rassurez-vous mes doux agneaux, cela finira par arriver.

Funny Games, 1997 de Michael Haneke, avec Susanne Lothar, Ulrich Mühe, Arno Frisch, Frank Giering
Funny Games, 1997 de Michael Haneke, avec Susanne Lothar, Ulrich Mühe, Arno Frisch, Frank Giering

Que voulait montrer Michael Haneke par cette cruelle, bien que brillante, idée cinématographique ? Que le public (ou la société) est complice du faux meurtre qu’il/elle a vu. Car même s’il résulte de la légitime défense, et que le public serait probablement amené à faire de même s’il se retrouvait dans cette situation (un des principaux intérêts des films de Michael Haneke est de proposer des scènes certes rares dans la réalité, mais qui sont suffisamment crédibles pour qu’on se sente concerné, là où dans un blockbuster il y aura suffisamment de distanciation pour que cela n’incommode pas le spectateur), il s’agit ni plus ni moins d’un meurtre. On l’aura bien compris, là est le but de Michael Haneke. Il voulait montrer à quel point le public est manipulable et dépendant de la volonté du réalisateur qui peut l’emmener où il veut, ce que le premier, par orgueil, n’est pas toujours prêt à reconnaître.

Je disais plus haut que le public voulait une justification, mais Michael Haneke n’est pas très bavard de ce côté-là, que ce soit dans ses films ou dans ses interviews. Il ne veut pas interpréter ses films, préférant que le public le fasse. Cela dit, tout au long de sa filmographie, il y a des sujets qui peuvent donner des pistes pour comprendre comment on en arrive à une violence gratuite. Il est bon au passage de rappeler que le réalisateur est parfois effrayé par ce qu’il lit dans les journaux, à tel point qu’il souhaite faire des films dessus pour prévenir et faire réfléchir. Ces pistes, on les retrouve dans les rapports humains et la communication.


II/ L’enfant, cet être innocent : entre éducation et punition

Par exemple, l’éducation extrêmement rigoureuse qu’imposent les parents à leurs enfants serait l’une des clefs pour comprendre la naissance d’une violence innée. C’est particulièrement parlant dans Le ruban blanc (2009). Ce film a pour cadre un petit village de l’Allemagne peu de temps avant la Première Guerre mondiale. Village victime d’un certain nombre de crimes (la plupart non élucidés), allant de la vengeance d’un fils de paysan envers le baron (pouvoir local) à de la maltraitance d’enfants. C’est le deuxième cas qui nous intéresse. Il transparaît que les élites locales (des parents), comme le médecin, le pasteur, le baron et j’en passe, font exactement le contraire de l’éducation qu’ils prodiguent à grands coups de savates et autres tortures raffinées à leurs enfants. L’idée, c’est qu’une éducation idéaliste enseignée de façon absolutiste détruit toute humanité dans cet idéal. Le pasteur ira jusqu’à attacher son fils la nuit pour lui faire passer l’envie de se masturber : l’onanisme c’est le mal. Ou encore à accrocher le fameux ruban blanc (symbole de pureté et d’innocence, mais aussi d’humiliation) sur ses enfants pour leur enseigner la vertu. L’éducation se transforme ici en maltraitance physique et psychologique. D’autant que leur père ne leur donne pas réellement d’arguments. Il se base sur la religion en leur disant que ce n’est pas bien, pas conforme, blablabla… Ce n’est ni plus ni moins que du dogmatisme.

Or, le problème ici présent est que nous sommes confrontés à des adultes qui nient tout simplement que l’être humain est un mélange complexe de bonté tendant vers le sublime, mais aussi vers l’obscène. Nous avons une part de violence en nous qu’il n’est pas toujours bon de refouler, de nier et de combattre. Nous avons des pulsions, parfois envie de violence, et il faut que cela puisse sortir. Une éducation qui nie la violence inhérente de l’espèce humaine est une éducation dangereuse. Il est intéressant de noter qu’autant dans Funny Games, Michael Haneke montrait une violence gratuite (la plus dangereuse) et que dans Le ruban blanc, il insiste sur les origines de celle-ci. Il faut rechercher cette dernière dans une méconnaissance de l’âme humaine, ou plutôt dans l’hypocrisie, car on ne veut pas admettre que l’Homme et encore moins l’enfant puissent être violents, cela fait mauvais genre. Toutefois, cette violence aurait pu être plus saine (contrairement à celle de Funny  Games), si on avait expliqué à l’enfant dans quel cadre elle aurait pu s’exercer, elle aurait alors servi d’exutoire et n’aurait pas éclaté avec autant de panache plus tard. Considérer l’éducation comme une prison morale est tout sauf judicieux. Si un enfant veut se masturber, eh bien qu’il se fasse plaisir. Quel mal y a-t-il à se faire du bien et à découvrir son corps ? Comment voulez-vous qu’après il n’associe pas sexualité avec punition ?

C’est ainsi que le film s’ouvre sur une chute de cheval du médecin à cause d’un câble tendu en travers du chemin… Et ce n’est peut-être pas un hasard si cela tombe sur le docteur. Ce professionnel de la santé pratique l’inceste sur sa grande fille. Il est suspecté dans le village d’avoir tué sa femme à force de la battre, de l’avoir trompée avec la sage-femme du coin, puis de l’avortement qui s’en suivit pour que cela ne se sache pas (la dignité est plus importante, avec le prestige et la réputation, que l’honnêteté et l’humanité, surtout aux yeux des autres). Cet enfant, a, malheureusement pour lui, survécu, victime d’un léger handicap, comme s’il avait été marqué par le démon. Est-ce encore un hasard si un jour ce pauvre enfant se fait torturer par d’autres ? Ah pardon, on n’a pas de preuves. Mais tout s’y prête pourtant. Cette chair fraiche est le symbole du mal que tente de combattre le pasteur par son éducation psychorigide. Donc ses enfants l’ont associée au mal et intériorisée, ce qui marche à merveille. Du coup, punition envers le médecin et son enfant bâtard. On retrouvera aussi le fils du baron ligoté dans la forêt et fouetté… Tiens, celui du baron ? Celui-là même qui maltraite son village… Encore une association. Ce qui est beau, c’est qu’à aucun moment on ne prouve que ce sont les enfants. De solides suspicions, mais encore une fois, on ne nous montre pas clairement d’où vient cette violence, mais on nous le suggère assez. Le pasteur lui-même s’en doute très fortement quand l’instituteur vient lui confier les résultats de son enquête (seul personnage équilibré du village), mais ne l’admet évidemment pas, la remise en cause n’étant pas l’apanage de l’Homme.

Le ruban blanc, 2009 de Michael Haneke avec Susanne Lothar et Ulrich Tukur
Le ruban blanc, 2009 de Michael Haneke avec Susanne Lothar et Ulrich Tukur

Une chose que j’aime chez Haneke est qu’il prend le cinéma au sérieux et son public également. Il ne lui livre pas tout, c’est à lui de comprendre et de chercher. Le reproche d’immoralité formulé à son encontre, bien que compréhensible, est à côté de la plaque. Quand on fait un cinéma réaliste, on ne fait pas un happy end. Ce qu’il rappellera dans le documentaire : Michael Haneke : profession réalisateur (2013) de Yves Montmayeur : que la plupart des crimes (peu importe leur gravité) restent impunis. C’est pour cela que les « criminels » ne sont pas punis, cela rend ses films plus inquiétants et bien plus crédibles. Ce n’est absolument pas pour cautionner la violence et mettre en image ses pulsions sadiques. Il bouscule les codes. Souvent, dans le thriller, le méchant est puni à la fin, ou dans les films hongkongais par exemple, dans lesquels l’antagoniste s’en prend plein la gueule avant de mourir dans une explosion de violence cathartique, expiatoire et allant parfois jusqu’au sacrifice du héros (si ce blog vit longtemps, j’en parlerai). Un autre code qu’il bouscule est qu’il n’hésite pas à montrer la violence des enfants souvent cantonnée au cinéma d’horreur ou au cinéma d’auteur. Je citerai un film : La mauvaise graine (1956) de Mervyn LeRoy. Un des premiers films à mélanger le symbole de l’innocence et du mal dans le personnage d’une enfant modèle, mais aussi serial killeuse à ses heures pour obtenir ce qu’elle veut. Il est à noter qu’elle vient d’un milieu bourgeois aisé, cadre souvent utilisé par Haneke pour camper la violence. Mais que ses détracteurs se rassurent car le gentil Mervyn a donné une fin morale à son film, tellement jouissive. Revenons-en à notre cher ami, tiens d’ailleurs, vous ne trouvez pas qu’il a une tête de Père Noël ?

Dans sa hotte, l’ami Haneke offre des cadeaux cohérents à ses enfants. Dès Benny’s video en 1992, il met en scène une famille dysfonctionnelle. Les relations entre l’enfant et les parents sont quasi inexistantes. Le fils est totalement vampirisé par le virtuel de l’écran, au point d’en éprouver une attirance morbide pour la violence. Il ira d’ailleurs jusqu’à vouloir tester cette violence en vrai… Quand on vous dit qu’on reproduit ce qu’on nous apprend. Car il s’agit encore une fois d’éducation. Les parents ont une bonne situation, mais semblent se désintéresser de leur enfant, bien qu’ils affectent parfois une légère inquiétude pour son état, sans vraiment tout mettre en œuvre pour lui. On assiste alors à quelque chose que l’on voit très souvent de nos jours, l’irresponsabilité de parents qui remettent l’éducation de leurs enfants à leur télévision. Ceux-là mêmes qui accusent ce medium, le cinéma (Haneke), les jeux vidéo, les mangas et autres médias de pervertir leurs enfants et de les influencer. Les mêmes qui diront que l’école leur apprend de mauvaises choses. Les mêmes qui ne se remettent toujours pas en cause.

Les problèmes d’éducation et de communication sont notablement palpables dans La pianiste (2001). Une Isabelle Huppert impressionnante campe une enfant d’une quarantaine d’années. Prof de piano réputée, elle vit avec sa mère et rentre à heure fixe. Enfant qui n’a pas de vie, pas d’amour, pas de vie sexuelle, pas d’indépendance. Persécutée par une mère étouffante qui déchire ses vêtements si elle ne rentre pas à telle heure, qui appelle les familles chez qui elle donne un cours… Bref, une tortionnaire qui utilise tous les moyens pour peser sur sa fille (comme sa vieillesse et sa maladie, chantage affectif quand tu nous tiens) en l’étouffant comme notre bon ami pasteur du Ruban blanc. De tout cela, il va résulter un besoin de compenser, tout aussi malsain qu’il s’est développé dans un climat malsain. Elle fréquente les sex-shops, pratique le voyeurisme et les mutilations. Elle n’existe que dans la douleur. À tel point que la seule relation amoureuse viable pour elle est une relation SM hardcore dans laquelle elle serait durement dominée et frappée. Elle veut souffrir pour échapper à sa mère, extirper toute cette violence éducative qu’elle a subie, et plus que tout, vivre tout cela dans la chambre à côté de la sienne pour qu’elle puisse l’entendre sans l’en empêcher. Le public voulait une justification ? Il l’a. Une femme brisée dont la seule façon d’aimer s’exprime dans la violence autodestructrice, une femme qui veut se venger comme une enfant de sa mère en lui montrant qu’elle peut faire ce qu’elle veut.  Une femme dont l’éducation visait à la priver d’émancipation et de libre arbitre. Mais peut-être cela a-t-il choqué ce cher public puritain qui, d’une certaine façon, se reconnaît.

L’enfant, toujours lui, cet être charmant et joueur, sévit encore dans Caché (2005). Daniel Auteuil père, famille bourgeoise et riche, reçoit plusieurs vidéos de sa maison, sans plus d’explications. Avec le temps, il reçoit aussi des dessins et les vidéos se font de plus en plus précises. On apprend alors que lorsqu’il était enfant, ses parents avaient adopté un jeune orphelin algérien (Magid). Mais le personnage de Daniel Auteuil, enfant jaloux et intelligent (il est toujours bon de rappeler que si, les enfants savent ce qu’ils font), invente une histoire horrible pour montrer que l’autre gamin est dangereux, contraignant ses parents à l’envoyer à l’orphelinat. Pourquoi ? Car Auteuil, jaloux, ne voulait pas partager sa richesse, ses parents et ses jouets, mais finalement quel enfant ne voudrait pas les garder pour lui ? Haneke ne condamne pas, mais il expose naturellement que l’enfant, par égoïsme, peut agir instinctivement avec méchanceté pour protéger ce qui est à lui. Magid verra alors son enfance brisée et sera considéré comme l’éventuel coupable, bien qu’au final, il est probable qu’il puisse d’agir de son fils aidé par celui de Daniel Auteuil. Car j’ai oublié de le préciser, mais vous vous en doutez, la famille de Daniel Auteuil n’est pas vraiment une famille heureuse. Célébrité et pignon sur rue, mais communication zéro, je m’enfoutisme envers l’enfant qui ne se sent pas aimé. Le père passe son temps à fuir même quand il entrevoit la vérité, préférant garder le silence pour ne pas mettre sa famille en danger, ou plutôt parce qu’il ne pense qu’à lui et n’a jamais compris le sens du mot famille.

Enfin, le pompon revient à la jeune fille de Happy End (2017) qui, n’en pouvant plus des crises de larmes de sa mère qui ne pense pas à ce que vit sa fille, décide simplement de la tuer grâce aux antidépresseurs qu’elle prenait déjà. Et bien sûr elle y parvient. Elle est aussitôt reprise par son père et entre alors dans THE famille déséquilibrée où l’amour n’existe pas. Le père n’aime personne à part lui et possède des pulsions sexuelles malsaines comme dans La pianiste, la tante ne pense qu’au prestige de son entreprise et le grand-père (pas le pire, seulement le plus honnête) veut mourir et critique sa famille. Mais l’euthanasie, ça fait mauvais genre. Il vaut mieux présenter quelqu’un qui s’accroche à la vie alors qu’il n’a plus de raisons de le faire plutôt que d’admettre que ses enfants ne lui donnent aucun amour. Et puis, la mort est tellement taboue dans notre société actuelle que ça se fait pas d’en parler, surtout dans une famille où la vertu principale est la réputation.

On l’a vu, Haneke est un cinéaste radical qui ne fait pas de happy end, présente les choses crûment, non par sadisme comme veulent le dire ceux qui ne réfléchissent pas (probablement les mêmes qui ne veulent pas admettre les problèmes de société et qui vivent d’idées bien-pensantes), mais pour prévenir au contraire que toute cette souffrance pourrait être évitée. Celle-ci fait peur à Haneke lui-même, elle est sa plus grande crainte. C’est pour ça qu’il la balance sur l’écran. Mais il n’exagère pas dans sa mise en image de la violence. Elle est simplement banalisée, car dans la société humaine elle arrive tout le temps. L’absence de justification qu’on lui reproche n’est pas pertinente. Il montre des sources de cette violence : une éducation qui n’en est pas une, voire une absence d’éducation, une négation dès l’enfance de la violence inhérente de l’être humain, une absence de remise en cause de soi pour communiquer et comprendre l’autre qui n’a peut-être pas les mêmes codes que vous (auquel cas, cela voudrait dire sortir de sa zone de confort, puis admettre qu’il faut s’ouvrir pour comprendre les autres), les médias, la télé, les infos (la vraie violence)…


III/ Des dangers d’une perception du monde à travers le goût et le subjectif : un miroir dépoli

Haneke indique d’où pourrait venir cette brutalité et donne des raisons, seulement on ne veut pas les voir, on ne les accepte pas honnêtement. Ces raisons : c’est vous et moi. On assiste toujours à ça, dès qu’un artiste tente de parler sans fard au public pour que ça l’atteigne direct au cœur sans passer par une édulcoration mensongère, dès qu’il tente quelque chose d’audacieux (comprenez parfois quelque chose de différent dans la forme), juste parce que ce n’est pas esthétique pour mieux faire passer la pilule, on va le taxer de méchant, de complaisant, de présomptueux… Bref du vomi verbal. Oui, le cinéma d’Haneke n’est pas esthétique, il n’a pas vocation de l’être, pas de complaisance, pas de compromis. Pour quoi faire ? Il veut que l’on prenne conscience des problèmes. Une grande partie du public l’a compris, seulement une irréductible poche de pauvres villageois sans défense refuse simplement de se reconnaître dans ce cinéma. Ce faisant, ils donnent raison à Haneke. Ce dernier, en effet, n’accuse personne directement, loin s’en faut. S’ils se sentent visés, n’est-ce pas là une preuve de culpabilité ?

Dans le très bon documentaire que j’ai cité plus haut, Michael Haneke dit lui-même : « Je me refuse à accepter qu’il soit nécessaire d’amoindrir les difficultés et inégalités de la vie afin de consoler les gens. On ne peut être consolé que quand on est touché au plus profond de soi-même. » On ne peut donc pas reprocher à des œuvres ou à un réalisateur de ne pas avoir fait ce qu’il n’a jamais voulu faire… On assiste ici à quelque chose d’écœurant. Le public critique en réalité ce qu’il a vu dans la fiction, car différent de ce qu’il voulait voir. J’ai hésité à le mentionner ici, mais après tout, ça me dérange. Toujours dans le documentaire, plusieurs spectateurs sont interrogés à la suite du visionnage de Funny Games (qui, par certains côtés, m’a fait penser à Visitor Q de Takashi Miike ou Orange mécanique de Stanley Kubrick) et l’un d’eux dit : « Très immoral. Les méchants ne sont pas punis, je suis un peu déçu. » Nous sommes d’accord, le film est immoral. Tel est son but. Non pas de vanter l’immoralité d’un massacre impuni, mais au contraire qu’il choque par le détachement sous forme de jeu avec lequel il est commis. Le fait qu’ils ne soient pas punis à la fin veut simplement dire que, tant qu’ils ne seront pas punis, la violence continuera comme un cercle infernal, on passera d’une maison à l’autre. C’est la transmission du mal, comme des parents envers leurs enfants. Pour cela, il ne faut pas simplement punir, il faut agir en amont et profondément. Mais tant que le public ne comprendra pas que le subjectif fait barrage à une vraie compréhension des problèmes, même si elle fait mal (d’ailleurs on s’en tape, c’est fait pour), on ne les prendra pas à bras-le-corps. Soyons logiques et pas sensitifs.

On me dit toujours « le subjectif gnagna… » C’est ne pas se rendre compte de la portée du problème. Vous ne vous êtes jamais demandé pourquoi la justice se doit d’être objective ? Objectivité qu’elle essaye d’atteindre sans y arriver, mais au moins elle essaye ? Car sinon, si le procès était fait par les parents/amis de la victime, cela serait un pur lynchage. Pour éviter cela, on fait en sorte que le procès soit orchestré par des personnes extérieures. Il est d’ailleurs de bon ton de poser la question : est-il possible d’aimer les films d’Haneke ? Pour moi, pas vraiment. J’aime le message derrière, j’aime qu’il le fasse sans fard et sans concessions. Mais non, je n’ai pas passé de bons moments devant ses films, sont-ils mauvais pour autant ? Si on juge la qualité d’un film sur le bon moment qu’il nous a fait passer, c’est grave. C’est comme juger un animal meilleur qu’un autre car il est plus joli (les chats), d’ailleurs certaines espèces plus agréables sont davantage protégées que d’autres plus moches en réelle voie d’extinction… Quand on en arrive là, elle est belle, l’Humanité. C’est comme juger une personne meilleure qu’une autre à cause de sa couleur de peau sous prétexte que l’on préfère le blanc au noir. On aura beau dire « ce n’est qu’un film », le problème n’est pas là. Le problème est que le raisonnement est le même, peu importe le domaine d’application.

À ce titre, il est terriblement ironique que Funny Games soit devenu un film culte aux yeux du public, ce qui a pu faire dire à notre Amichael qu’il regrettait de l’avoir fait. Ces personnes en ont fait un film culte pour sa violence. C’est-à-dire que, d’un film certes violent mais se voulant une réflexion sur la violence, cette frange du public l’a vidé de son contenu pour juste prendre son pied devant la seule chose qui reste : la violence. Cette frange gangrénée n’a donc pas compris le film et l’a transformé en ce qu’il dénonçait. À mon sens, cela montre la formidable capacité que nous avons à ne pas vouloir comprendre ce qu’on nous explique, de tourner les choses à notre façon par goût, par jeu, par idiotie pour ne pas avoir à réfléchir. Plutôt que de regretter d’avoir fait ce film, je pense que Michael Haneke devrait au contraire être fier, car en faisant cela, le public a parfaitement démontré à quel point il est manipulable par les médias. Et surtout, à quel point il arrive à s’auto-manipuler, ce qui en devient proprement magique. C’est comme se brûler les yeux ou, quand on est face à un beau rivage en Inde, de ne pas voir les kilomètres de décharge à ciel ouvert sur laquelle des petits enfants pieds nus cherchent à manger (regardez Baraka de Ron Fricke et tous ses autres films, et oui puisque c’est la question la plus importante, ils sont tous beaux).

Le public est tellement capable de descendre une œuvre ou une personne seulement parce qu’elle ne lui plaît pas. Le message, la critique, le destinataire et tellement d’autres gènes qui deviendront, au-delà de la qualité intrinsèque du film, les raisons-mêmes de sa mise au pilori, par l’invention de tout ce qui sera possible de créer en absurdités pour arracher à l’œuvre son venin. Le public a bousillé les efforts de Disney au début des années 80 quand la société s’est mise à faire des films plus adultes : Le trou noir (1979, film de SF), Le dragon du lac de feu (1981, film de fantasy assez pessimiste), Les yeux de la forêt (1981, film d’horreur, mon Dieu !), le célèbre Tron (1982), Oz, un monde extraordinaire (1985, une suite non officielle du Magicien d’Oz)… Tous des films live, moins manichéens qu’auparavant. Une avancée dans l’innovation, l’audace artistique ? Non, au contraire, une hérésie pour les fans de Disney. Car oui, cela n’est pas du Disney. On voit la marque avant de voir l’œuvre, on voit au final ce que l’on veut voir et si cela n’est pas le cas, cela n’existe pas. On veut revoir Cendrillon et Blanche-Neige et les Sept Nains avec leur happy end, on veut du bonheur et de la moralité, sans le châtiment qui va avec, ya bon la tête contre les murs. Je pourrai continuer longtemps. Alors non, le public n’est pas un animal délicat qu’il faut toujours prendre dans le sens du poil. Il est parfois responsable de l’enlisement de l’art. On a taxé Michael Haneke d’irresponsabilité, mais la question c’est envers qui ? L’industrie du cinéma, le média artistique, le public ? Il n’a pas de compte à rendre. D’ailleurs, la responsabilité du public, on en parle ? Combien de films ont été dégommés sans réflexion, seulement car ils sont pas beaux et pas gentils, ou encore pare qu’ils possèdent une narration différente, nous invitant à faire évoluer notre rapport au monde et à l’art ? Quand comprendra-t-on que le public a une responsabilité ? Que projeter ce qu’on attend d’une œuvre sans se demander pour quelles raisons elle a été faite, ce que voulait son réalisateur, c’est-à-dire sans chercher à se poser la moindre question sur l’objet, c’est dangereux ? D’ailleurs, on peut accuser Haneke d’irresponsabilité, mais alors il y a des questions à se poser sur ceux qui lui reprochent et qui ont été au bout de Funny Games.

C’est pour tout cela qu’il est de bonne guerre d’avoir des réalisateurs et des films radicaux. Michael Haneke espère que tous ses films sont obscènes, dans le sens où ils transgressent ce qui est permis, les codes. D’où le rembobinage dans Funny Games, d’où le malaise que l’on peut ressentir. D’où le fait que Le Temps du loup (2003) s’apparente au film post-apo pour n’en reprendre que la substance. Une société dont les repères et le système sont détruits pour ne laisser place qu’aux rapports humains qui peuvent s’exprimer sans limites. Non pas le côté spectaculaire, surenchère, filles à poils… Il a voulu faire la situation la plus simple possible afin que le spectateur puisse s’identifier et se dire que cela pourrait lui arriver. Là où dans un blockbuster, il y a assez de distanciation pour avoir une échappatoire. On peut totalement trouver un film choquant, mais sans que cela soit obligatoirement négatif et condescendant pour l’œuvre. Le fait choquant est le propos du film, pas le film en lui-même. On peut être désagréablement surpris par un film, mais avoir l’honnêteté de le trouver bon.

Il est à mon sens nécessaire de redéfinir la relation à l’art. Quand on voit qu’il y a quelques semaines plusieurs lycéens sont tombés en syncope devant Les Yeux sans visage (1962) de Georges Franju, plutôt que devant Saw, il y a de quoi se poser des questions. D’autant qu’il y a des chances que ces jeunes regardent sans sourciller les infos ou des films pornos dans lesquels les femmes se font battre pendant plusieurs minutes. Si c’est le cas, oui alors il y a un problème, un grave problème. On a trop été habitué à être pris par la main, à trop édulcorer ce qu’on dit/montre aux enfants. Il est donc nécessaire d’avoir les piqures de rappel de ce bon vieux Michael. De montrer au public que ce qu’il voit dans ses films, c’est une part de lui-même. Que cette monstruosité, il en est capable. Pour cette raison, il faut aider l’enfant à l’accepter. Cela repose sur la communication, une éducation raisonnée, sans tabous, une ouverture d’esprit, et nécessite de briser les dogmes.

Il faut rappeler au public qu’il est parfois le seul responsable de la création d’un monstre. Ce que montra très bien John Waters dans Serial Mother (1994). Une mère de famille idéale, aimante, bien-pensante, qui aime le chant des oiseaux, va se transformer en serial killeuse juste car son sacro-saint enfant a subi des reproches de la part d’un prof. Elle ne supporte pas qu’on puisse penser qu’elle n’est pas une sainte. Donc elle va tuer, toujours avec le sourire. Ses enfants savent l’horrible vérité, mais ils vont trouver ça super cool, c’est comme au cinéma. Son fils travaille dans un vidéoclub, aime la violence dans le cinéma, tiens comme Benny’s video… Et la maman qui devient serial killeuse, c’est trop de la balle, c’est comme au cinéma. Alors à son procès, on vend des tee-shirts de la mère comme une héroïne, car le capitalisme c’est aussi faire de l’argent sur le dos d’un monstre, en faire un héros, et donc l’innocenter d’une certaine façon. Le grand final voit donc la mère acquittée à l’issue du procès. Qui l’a innocentée ? Le public. Les preuves, il y en avait, ainsi qu’une justification, mais elle était trop dure à supporter. La population ne pouvait accepter l’idée qu’une mère, sacro-symbole d’une nation puritaine, puisse être ternie par quoi que ce soit. Alors cette grande nation, qui vend pourtant la moralité comme une valeur sacrée, va se faire dessus, se recouvrir de merde, car si on l’innocente, il n’y a plus de culpabilité, envolée. Rassurée la population gnangnan. Alors que là pour le coup, ils l’avaient, leur justification les enfants de Mickey : leur société, leur éducation, leur bourrage de crâne, leurs préjugés, leurs dogmes… Il y avait de la moralité : elle était en procès. Sans justification, il n’y a plus de monstre et donc, plus de moralité. Et on demande pourtant à Haneke une justification pour les crimes commis dans ses films, pour être rassuré, là où chez John Waters le public veut ôter toute justification factuelle au crime pour le rendre inexistant alors que ça le rend plus effrayant. Deux façons de faire qui ont ciblé les problèmes et l’hypocrisie du public et deux façons de réagir du public différentes… Quand on vous dit qu’ils sont fous et qu’on a juste envie de se taper la tête sur les murs…

Oh mince, tiens, c’est marrant mais une critique que je n’ai pas lue sur Haneke. Cela serait de lui reprocher que la violence peut aussi être un acte d’amour. Mon Dieu, tuer quelqu’un pourrait être un acte d’amour ? Mais c’est une hérésie, que la foudre de Dieu s’abatte sur lui. Et pourtant… Dans Amour (2012, très bon titre), ce que démontre Michael Haneke, c’est que lorsqu’un vieillard décide d’étouffer sa femme mourante, délirante, se faisant dessus, sans plus aucun espoir de la vie que de savoir quelle infirmière inhumaine s’occupera d’elle, oui, il peut être considéré comme charitable de l’aider en la faisant passer de vie à trépas. Il est possible que ceux qui trouvent ça horrible n’aient pas compris la filmographie d’Haneke, ou ne l’aiment tout simplement pas, je ne sais. En attendant, il a osé montrer ce qu’on ne veut pas voir. La responsabilité de tous ces meurtres, c’est nous qui l’avons, c’est la société avec son éducation qui est violente et qui, de générations en générations, perpétue le problème, préférant se regarder le nombril plutôt que de se faire mal et se remettre en cause.

Michael Haneke l’a montré. La violence existe pour ce qu’elle est. Elle existe, nous pouvons l’accepter mais nous ne voulons pas. Bien plus, il montre qu’elle peut être synonyme d’amour.

Bon courage avec vos consciences et vos doutes.

Amour, 2012, de Michael Haneke avec Jean-Louis Trintignant, Emmanuelle Riva et Isabelle Huppert
Amour, 2012 de Michael Haneke avec Jean-Louis Trintignant, Emmanuelle Riva et Isabelle Huppert

« Mort à tous ceux qui ne sont pas cinématographiquement incorrects. »

Pour voir l’opposé de Michael Haneke, cliquez sur ce lien : Russ Meyer
Ou pour prolonger : https://fr.wikipedia.org/wiki/Michael_Haneke

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